34
Colin dîna tout seul, dans sa chambre.
Il appela Heather, et ils prirent rendez-vous pour aller samedi à la plage. Il eut envie de lui parler de la démence de Roy, mais craignit qu’elle ne le croie pas. D’ailleurs, il ne se sentait pas encore suffisamment confiant sur leur relation pour lui dire que lui et Roy étaient maintenant des ennemis. Initialement, elle avait semblé attirée par lui parce que lui et Roy étaient amis. S’en désintéresserait-elle en découvrant qu’il n’était plus le copain de Roy ? Il n’en était pas sûr, et ne voulait pas prendre le risque de la perdre.
Après, il se mit à lire les ouvrages de psychologie choisis par Mrs Larkin. Il termina les deux volumes vers deux heures du matin. Il resta un moment assis dans son lit, l’œil fixe, réfléchissant. Puis, surmené mentalement, il dormit sans cauchemars – et sans une seule pensée pour les monstres du grenier.
Vendredi matin, avant que Weezy ne se réveille, il alla à la bibliothèque, rendit les ouvrages de psychologie et en emprunta trois autres.
— Le roman de science-fiction est bon ? demanda Mrs Larkin.
— Je ne l’ai pas encore commencé. Peut-être ce soir.
De la bibliothèque il descendit au port. Il n’avait pas envie de rentrer tant que Weezy ne serait pas partie ; il n’était pas disposé à endurer un autre interrogatoire. Il prit son petit déjeuner au comptoir d’une cafétéria sur le quai. Il déambula ensuite jusqu’au bout de la promenade recouverte de planches, s’appuya contre le parapet et observa les douzaines de crabes qui lézardaient au soleil quelques mètres en dessous.
Il rentra chez lui à onze heures. Il s’introduisit dans la maison avec la clé de rechange rangée dans le séquoia près de la porte d’entrée. Weezy était partie depuis longtemps ; le café dans la cafetière était froid.
Il prit un Pepsi dans le réfrigérateur et monta avec les trois livres de psychologie. Assis sur son lit dans sa chambre, il ne but qu’une gorgée de soda et ne lut qu’un paragraphe du premier livre avant d’avoir la sensation qu’il n’était pas seul.
Il entendit le bruit étouffé d’un raclement.
Il y avait quelque chose dans le placard.
— C’est ridicule.
Je l’ai entendu.
— C’est ton imagination.
Il avait lu deux ouvrages de psychologie, et se savait probablement coupable de transfert. C’est ainsi que les psychologues l’appelaient : transfert. Il ne parvenait pas à affronter les gens et les choses qui lui faisaient réellement peur, et ne pouvait lui-même admettre ces craintes, donc il transférait son angoisse sur d’autres choses, des choses simples – même débiles – comme les loups-garous, les vampires et les monstres imaginaires cachés dans le placard. C’est ce qu’il avait fait toute sa vie.
Oui, c’est peut-être vrai, se dit-il. Mais je suis sûr d’avoir entendu bouger dans le placard.
Il se pencha par-dessus la tête de lit. Il retint sa respiration et écouta attentivement.
Rien. Silence.
La porte du placard était hermétiquement fermée. Il n’arrivait pas à se rappeler s’il l’avait laissée ainsi.
Là ! Encore. Un léger raclement.
Il se glissa silencieusement à bas du lit et fit quelques pas vers la porte du couloir, s’éloignant du placard.
La poignée du placard commença à tourner. La porte s’entrouvrit d’un centimètre.
Colin s’arrêta. Il voulut désespérément continuer à avancer, mais il resta pétrifié, comme envoûté. Il avait l’impression d’avoir été transformé en un spécimen de mouche pris au piège dans les airs et qui, par la sorcellerie, s’était muée en ambre massif. De l’intérieur de cette prison magique, il regardait un cauchemar prendre vie ; il demeura paralysé, l’œil fixé sur le placard.
Soudain, la porte s’ouvrit toute grande. Il n’y avait pas de monstre caché parmi les vêtements, ni de loup-garou, ni de vampire, ni de bête immonde sortie d’un roman d’H.P. Lovecraft. Juste Roy.
Roy eut l’air surpris. Il s’était dirigé vers le lit, pensant y trouver sa proie. Il constatait maintenant que Colin l’avait devancé et ne se trouvait qu’à quelques pas de la porte ouverte menant au couloir du second étage. Roy s’immobilisa, et ils se dévisagèrent.
Puis Roy ricana et leva les mains pour permettre à Colin de voir ce qu’il tenait.
— Non, dit Colin tout bas.
Dans la main droite de Roy : un briquet.
— Non.
Dans sa main gauche : un bidon d’essence.
— Non, non, non ! Fous le camp !
Roy fit un pas vers lui. Puis un autre.
— Non ! (Mais il ne pouvait remuer.)
Roy braqua le bidon de plastique et le pressa. Un jet de liquide clair décrivit un arc dans les airs.
Colin plongea vers la gauche, l’essence le manqua, et il se mit à courir.
— Salaud ! dit Roy.
Colin fonça par la porte ouverte et la claqua.
Bien que la porte fût fermée, Roy s’acharna contre elle de l’autre côté.
Colin détala vers l’escalier.
Roy ouvrit brutalement la porte et se précipita hors de la pièce. « Hé ! »
Colin dévala l’escalier quatre à quatre, mais il n’était qu’à mi-chemin lorsqu’il entendit Roy dégringoler derrière lui dans un bruit de tonnerre. Il s’élança, sauta les quatre dernières marches, atterrit dans le couloir du premier étage, et courut vers la porte d’entrée.
— Je te tiens ! hurla triomphalement Roy derrière lui. Je te tiens, enfoiré !
Avant que Colin n’ait pu tirer les deux verrous de la porte, il sentit quelque chose de froid et mouillé inonder son dos. Il eut un hoquet de surprise et se retourna vers Roy.
L’essence à briquet !
Roy l’aspergea à nouveau, et fit gicler le liquide sur le devant de sa chemisette en coton.
De ses mains, Colin se protégea les yeux. Juste à temps. Le liquide inflammable éclaboussa son front, ses doigts, son nez et son menton.
Roy éclata de rire.
Colin ne pouvait plus respirer. Les vapeurs le faisaient suffoquer.
— Quelle éclate !
Le bidon d’essence finit par se vider. Roy le jeta de côté, et il roula avec fracas sur le bois dur du plancher de l’entrée.
Toussant, respirant péniblement, Colin ôta les mains de son visage pour essayer de voir ce qui se passait. Les vapeurs lui piquèrent les yeux ; il les referma. Les larmes perlèrent de sous ses paupières. Bien que l’obscurité l’ait toujours épouvanté, il n’avait jamais été aussi terrifié.
— Espèce d’enfoiré puant, maintenant tu vas payer pour m’avoir tourné le dos ! Maintenant tu vas payer. Tu vas cramer !
Haletant, parvenant à peine à aspirer une bouffée d’air, momentanément aveuglé, hystérique, Colin se jeta sur l’autre garçon, guidé par le son de sa voix. Il se heurta à lui, l’agrippa et le retint.
Roy chancela à la renverse et tenta de se dégager, comme un renard acculé luttant pour se libérer d’un terrier. Il posa ses mains sur le menton de Colin, tenta de maintenir sa tête en arrière, puis le saisit à la gorge et essaya de l’étrangler. Mais ils étaient face à face, et bien trop près pour que Roy ait suffisamment de prise pour y parvenir.
— Fais-le maintenant, siffla Colin dans un souffle, à travers les vapeurs acres qui emplissaient son nez, sa bouche et ses poumons. « Fais-le… et on… brûlera ensemble. »
Roy tenta à nouveau de le repousser. Dans le processus, il trébucha et tomba.
Colin s’affaissa avec lui. Il se retint fermement à Roy ; sa vie en dépendait.
Jurant, Roy lui décocha un coup de poing, lui martela le dos, le frappa à la tempe, et lui tira les cheveux. Il alla même jusqu’à tordre les oreilles de Colin, au point qu’on aurait cru qu’elles lui resteraient dans la main.
Colin hurla de douleur et essaya de se défendre. Mais au moment où il lâchait prise pour frapper Roy, celui-ci se dégagea en roulant. Colin chercha à l’agripper et le manqua.
Roy se remit sur ses pieds. Il s’appuya contre le mur.
En dépit du voile de larmes brûlantes dues aux vapeurs, Colin put voir que Roy tenait toujours le briquet dans sa main droite.
De son pouce, Roy actionna la mollette. Il n’en jaillit aucune étincelle, mais ça allait sûrement être pour la prochaine fois ou celle d’après.
Colin se jeta frénétiquement sur son adversaire, le frappa et lui fit sauter le briquet de la main. Il vola à travers la voûte d’entrée jusque dans le living-room, où il se fracassa contre un meuble.
— Espèce de salaud ! Roy l’écarta du chemin et courut après le briquet.
N’ayant pu aspirer que l’air chargé de vapeurs autour de lui, Colin tituba comme un ivrogne jusqu’à la porte d’entrée. Il ouvrit sans difficulté le verrou, mais s’acharna ensuite sur la chaîne de sûreté pendant ce qui lui parut des heures. Parut. Mais ne pouvait être, évidemment. Quelques secondes, probablement. Ou peut-être même, fractions d’une unique seconde. Il n’avait vraiment pas la notion du temps. La tête lui tournait. Il flottait. Là-haut dans les vapeurs. Il avait juste assez d’oxygène pour ne pas s’évanouir, mais pas une bouffée de plus. C’est pourquoi il avait tant de mal avec la chaîne de sûreté. Il avait le vertige. La chaîne semblait s’évaporer entre ses doigts, tout comme l’essence s’évaporait de ses vêtements, ses mains et son visage. Ses oreilles tintaient. La chaîne de sûreté. Se concentrer sur la chaîne de sûreté. Seconde après seconde, la coordination de ses mouvements s’altérait. Il se ramollissait. Cette fichue chaîne de sûreté. De plus en plus avachi. Nauséeux et brûlant. Il allait flamber. Comme une torche. Cette saloperie de chaîne de sûreté à la con ! Enfin, dans un ultime et intense effort, il l’extirpa de la fente et ouvrit la porte toute grande. S’attendant à ce que son dos s’enflamme d’un instant à l’autre, il courut hors de la maison, descendit l’allée, traversa la rue, et s’arrêta à la lisière d’un petit parc. Un vent merveilleusement doux le balaya et commença à chasser les vapeurs au loin. Il inspira plusieurs fois profondément, essayant de retrouver une quelconque sobriété.
Tout au bout de la rue, Roy Borden sortit de la maison. Il repéra immédiatement sa proie et courut à petits bonds jusqu’à l’entrée de l’allée, mais il ne traversa pas la rue. Il resta là, mains sur les hanches, à fixer Colin.
Colin le dévisagea également. Encore étourdi, il respirait toujours difficilement. Mais il était prêt à hurler au secours et à prendre ses jambes à son cou à l’instant même où Roy descendrait du trottoir.
Réalisant que la partie était perdue, Roy s’éloigna. Au premier bloc, il se retourna une demi-douzaine de fois. Au deuxième bloc, il ne regarda que deux fois par-dessus son épaule. Au troisième, il ne se retourna plus du tout, tourna le coin de la rue et disparut.
En rentrant dans la maison, furieux contre lui-même, Colin s’arrêta devant le séquoia et retira la clé de sa cachette sous le lierre. Il s’étonnait d’avoir été si étourdi, si stupide. Il avait amené Roy à la maison une demi-douzaine de fois au cours du dernier mois. Roy savait où la clé était rangée, et Colin s’était montré suffisamment négligent pour la laisser là. À partir de maintenant, il la garderait sur lui ; et dorénavant, il allait assurer sa défense avec considérablement plus d’application qu’avant.
Il était en guerre.
Rien de moins.
Il pénétra à l’intérieur et verrouilla la porte.
Dans le cabinet de toilette au bout du couloir, il ôta sa chemise imprégnée et la jeta par terre. Il se brossa vigoureusement les mains, à grand renfort de savon parfumé et d’eau chaude. Puis il se lava plusieurs fois la figure. Bien qu’il pût encore déceler les relents, le gros de la puanteur s’était évaporé. Il ne larmoyait plus, et parvenait de nouveau à respirer normalement.
Il se dirigea directement vers le téléphone de la cuisine, puis il hésita, la main sur le combiné. Il ne pouvait pas appeler Weezy. L’unique preuve de l’attaque de Roy étant la chemise souillée, qui n’en constituait pas réellement une. De plus, le temps qu’elle rentre à la maison, la plupart de l’essence se serait évaporée, ne laissant aucune trace. Le bidon vide se trouvait par terre dans l’entrée, portant vraisemblablement partout les empreintes digitales de Roy. Mais, naturellement, seule la police possédait le matériel et les connaissances techniques pour analyser les empreintes et établir à qui elles appartenaient, et elle ne prendrait jamais son histoire au sérieux. Weezy croirait qu’il avait pris des pilules et que ce n’était que le fruit de ses hallucinations, et il aurait de nouveau des ennuis.
S’il expliquait la situation à son père et lui demandait de l’aide, il appellerait Weezy et insisterait pour savoir ce qui se passait. Pressée de fournir une explication, elle lui raconterait un tas de bêtises sur des pilules, des joints et des drogue-parties qui durent toute la nuit. En dépit du fait que tout ce qu’elle aurait à dire serait complètement absurde, elle arriverait à convaincre Frank, car c’était le genre de choses qu’il voudrait bien entendre. Il l’accuserait de négliger ses devoirs maternels. Il se montrerait très pharisaïque. Il utiliserait son échec comme prétexte pour lancer sa meute d’avocats avides. Un coup de fil à Frank Jacobs conduirait inévitablement à une autre bataille à propos de la garde, et c’était la dernière chose que voulait Colin.
Les seules personnes vers qui il pouvait se tourner restaient ses grands-parents. Tous quatre étaient en vie. Les parents de sa mère habitaient Sarasota, en Floride, dans une grande maison de stuc blanc avec de nombreuses fenêtres et des parquets brillants. Ceux de son père possédaient une petite ferme dans le Vermont.
Colin n’avait pas vu ses grands-parents depuis trois ans, et n’avait jamais été proche d’aucun d’eux. S’il les appelait, ils téléphoneraient à Weezy. Ses relations avec eux n’étaient pas telles qu’ils puissent garder un secret. Et ils n’allaient certainement pas traverser tout le pays pour se ranger de son côté dans cette petite guerre, ça, aucune chance ; c’était un rêve chimérique.
Heather ? Peut-être le moment de lui dire était-il venu, et de lui demander son aide et ses suggestions. Il ne pouvait éternellement dissimuler sa rupture avec Roy. Mais que pouvait-elle faire ? C’était une jeune fille svelte et plutôt timide, très jolie, gentille et intelligente, mais guère utile dans une semblable lutte.
Il soupira.
— Seigneur !
Il lâcha le téléphone.
Il ne connaissait personne au monde dont il pouvait espérer de l’aide. Personne.
Il était aussi seul que s’il vivait au pôle Nord. Absolument, parfaitement, mortellement seul. Mais il y était habitué.
En avait-il jamais été autrement ?
Il monta.
Avant, à chaque fois que le monde lui paraissait trop dur et trop difficile à manier, il s’en retirait, simplement. Il s’isolait avec ses modèles réduits de monstres, sa collection de bandes dessinées, et ses étagères de romans de science-fiction et d’épouvante. Sa chambre avait été un sanctuaire, l’œil du cyclone, là où la tempête ne pouvait l’atteindre, où il parvenait même à l’oublier quelque temps. Elle représentait pour lui ce qu’un hôpital était pour un malade ou un monastère pour un moine : elle le guérissait, lui donnait la sensation que, d’une façon mystique, il faisait partie de quelque chose de tellement plus important, et de bien meilleur que la vie quotidienne. Sa chambre avait été emplie de magie. Son refuge et son théâtre, là où il pouvait se cacher du monde et de lui-même, aussi, et laisser libre cours à ses idées fantasques pour un unique spectateur. Sa cour de récréation et l’endroit où il pleurait, son église et son laboratoire, le répertoire de ses rêves.
Aujourd’hui, c’était une pièce comme une autre. Un plafond. Quatre murs. Un plancher. Une fenêtre. Une porte. Rien de plus. Un simple endroit où séjourner.
En venant ici seul, indésirable, en intrus, Roy avait rompu le charme délicat qui rendait cette pièce unique. Il avait sûrement fouiné dans tous les tiroirs, les livres et les maquettes de monstres, et de ce fait, il avait également atteint l’âme de Colin sans même s’en rendre compte. Avec son intrusion grossière, il avait vidé de sa magie chacun des objets de la chambre, tout comme l’éclair attire du ciel une somptueuse énergie pour la disperser ensuite si profondément dans la terre qu’elle cesse totalement d’exister. Rien de tout ce qui se trouvait ici n’était plus spécial, et ne le serait plus jamais. Colin se sentait outragé, violé ; usé et abandonné. Mais Roy Borden lui avait dérobé beaucoup plus que son intimité et sa fierté ; il s’était sauvé avec ce qui lui restait de sa notion vacillante de la sécurité. Bien plus, pire que cela, c’était un voleur d’illusions ; il avait emporté toutes les croyances fausses, mais merveilleusement réconfortantes, que Colin nourrissait depuis des années.
Colin était déprimé, pourtant il prenait conscience d’une force nouvelle et étrange qui commençait à briller en lui. Bien qu’il ait failli être tué seulement quelques minutes auparavant, à ce moment précis, il avait moins peur que jamais. Pour la première fois de sa vie, il ne se sentait plus faible ni inférieur. Il était encore cette même demi-portion qu’il avait toujours été – maigre, myope, gauche – mais en lui-même, il se sentait tout neuf, vigoureux, et capable de tout.
Il n’avait pas pleuré, et il en était fier.
Il n’existait plus de place en lui pour les larmes ; il était empli d’un besoin de revanche.